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2008

Le Parti des Travailleurs à l’épreuve du pouvoir. Le PT dans le District Fédéral au Brésil (1980-2000)

Thèse soutenue à l’EHESS de Paris, le 8 mars 2007. Directrice de Thèse : Monique de Saint Martin. Membres du jury : Robert Castel, Afrânio Garcia, Jacques Ion, Marilde Loiola Menezes, Michel Offerlé.
Daniella de Castro Rocha

Résumés

Le Parti des Travailleurs (PT) a souvent été évoqué comme un cas paradigmatique, en tant que modèle improbable d’entrée en politique d’acteurs illégitimes socialement. L’objet empirique constitué par le PT dans le District Fédéral (DF), nous a permis de revisiter ce paradigme intrigant. Après avoir restitué ses conditions d’implantation, à l’aide d’une démarche socio-historique et d’une étude des propriétés sociales et politiques de ses membres, cette thèse s’est intéressée au rapport ambigu des petistas au pouvoir. Mis à l’épreuve par l’expérience au gouvernement de la région, le PT/DF a connu un mouvement peu homogène de recomposition de son espace interne. Parmi les effets de l’enchevêtrement des processus dès lors générés dans cet espace, on observe une transformation qualitative du lien partisan. Un des défis posés dans ce travail a été la construction d’une analyse tentant de rendre compte de l’espace des positions constitué par le parti et de sa dimension entrepreneuriale sans oublier sa dimension « institution sociale » qui donne cohérence à l’engagement des militants. L’articulation d’une approche structurale de ce parti politique –centrée sur les réseaux structurants et les dispositions qu’ils génèrent– et d’une approche processuelle –qui accorde de l’importance au contexte– a constitué un défi théorique supplémentaire.

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Texte intégral

Conclusion générale

1Alors que les discours concernant le déclin des partis politiques et l’affaiblissement de l’engagement partisan au profit de l’engagement associatif semblent se généraliser au delà des frontières Nord-Sud, le cas du Parti des Travailleurs brésilien – dont les rangs d’adhérents ne cessent d’augmenter – paraît à première vue se situer dans le contre-courant de ce déclin. Si la complexité du phénomène petista est sans doute irréductible à l’image d’antithèse des partis en déclin qu’il peut évoquer – notamment après l’éclatement des « affaires » de corruption concernant des hauts responsables petistas au sein du gouvernement Lula – son cas permet néanmoins de remettre en question ces tendances globalisantes, qui se manifestent de manière singulière dans les différents contextes sociaux et nationaux. Né des mouvements sociaux urbains (ré)émergeant au moment de la transition démocratique, capable d’élargir progressivement son implantation dans différents secteurs sociaux durant les deux dernières décennies, ce parti a connu, à partir de la moitié des années 1990, ses premières expériences de gouvernement sur les plans local et régional et est parvenu, en janvier 2003, au sommet du pouvoir exécutif national. Fortement ancré dans l’espace des mouvements sociaux, le PT est le premier parti à rendre viable au Brésil l’introduction d’acteurs politiques « illégitimes » sur la haute scène politique du pays1. La réélection de Lula au deuxième tour du scrutin de 2006 avec 61% des voix exprimées – dans un contexte très turbulent, marqué par de nombreuses dénonciations de corruption et une forte campagne de disqualification du candidat et de son parti dans les médias – montre la force toujours considérable de l’enracinement électoral du PT et réaffirme sa position en tant qu’organisation politique durable et consolidée.

2L’ascension du PT sur la scène institutionnelle brésilienne s’accompagne toutefois de transformations internes importantes, qui ont remis en cause aussi bien les acteurs, les principes que les logiques qui l’ont fondé. L’objet empirique constitué par le Parti des Travailleurs dans la région du District Fédéral permet de poser un certain nombre de questions sur les transformations du phénomène petista au Brésil et, dans un certain sens, sur le phénomène partisan en général. Il ne s’agit nullement de prendre le cas singulier du PT/DF comme cadre analytique du phénomène partisan, mais de dégager à partir de là des éléments  permettant de mettre en lumière la complexité que peuvent revêtir les transformations qualitatives vécues par une forme partisane contemporaine.

3Il y a sans doute plusieurs façons de poser la question du changement partisan, et les politistes, appartenant à différents traditions analytiques, n’ont pas manqué d’offrir des modèles d’analyse, plus ou moins figés, prétendant expliquer les mutations du phénomène partisan. Dans une tout autre perspective, la façon dont le PT/DF a été abordé dans cette thèse découle d’un parti pris de départ, selon lequel on a cherché à restituer le « problème petista » plutôt qu’à décrire des modèles auxquels il serait « adaptable ». Par ce choix méthodologique, il s’agit de renoncer à l’ « obsession typologiste »2 qui conduit, semble-t-il, à la réification de typologies qui tendent à diluer les singularités empiriques des partis dans des approches plutôt globalisantes et quelque peu schématiques. Autrement dit, il s’agit de refuser un point vue homogénéisant du phénomène partisan pour essayer de comprendre comment un parti, par la singularité de son implantation et du contexte dans lequel il évolue, actualise, ou non, les transformations dites globales de bureaucratisation organisationnelle et d’éclatement du militantisme partisan.

4Un des défis posés dans l’approche proposée ici a été la construction d’une analyse tentant de rendre compte de l’espace des positions constitué par l’organisation petista et de sa dimension entrepreneuriale sans oublier toutefois sa dimension « institutionnelle » – au sens de l’institution sociale qui produit du sens et donne cohérence à l’engagement de ses membres. Pour ce faire, le PT/DF a été pensé moins à travers ses règles statutaires, que par sa condition d’espace mouvant de relations entre acteurs dotés de ressources et occupant des positions différentielles et en concurrence3.

5Il était ainsi nécessaire de concilier l’analyse des transformations qu'a connues  l’organisation en tant qu’acteur collectif avec une approche qui a pris également en considération le poids des ressourcs accumulées dans les trajectoires – à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation – des acteurs individuels qui la composent. Cette perspective d’analyse est d’autant plus heuristique dans le cas du Parti des Travailleurs que les trajectoires croisées développées par ses membres au sein du milieu militant de la région constituent un élément explicatif de cette forme partisane.

6La multipositionnalité des militants et des dirigeants petistas est à l’origine des interactions réciproques entre les différents réseaux militants de gauche – syndicaux et associatifs notamment – du District Fédéral. La forme partisane matérialisée par le PT/DF n’est pas sans lien avec cette forte imbrication entre ces réseaux militants qui se sont interstructurés mutuellement. Cette caractéristique observée dans le PT/DF conduit à rejoindre les pistes de recherche annoncées par Frédéric Sawicki4 concernant la nécessité de dépasser les limites formelles de l’organisation partisane et d’intégrer les frontières d’un parti politique dans leurs contextes. Cette démarche permet de mettre en relief la diversité des liens sur lesquels les partis prennent appui. S’il ne s’agissait pas ici de construire une étude proprement « sociétale »5 du PT/DF, l’idée d’un milieu militant – dans le prolongement de la notion de milieu partisan  forgée par cet auteur – a servi d’outil pour lier une compréhension des transformations internes de ce parti avec le contexte politico-social plus élargi dans lequel il s’inscrit. En suivant la piste proposée par Frédéric Sawicki, il semble possible de reposer la question de l’implantation sociale des partis et de leurs articulations et influences dans le recrutement des acteurs et la construction de pratiques militantes.

7De manière générale, la plupart des politistes brésiliens ou étrangers qui ont étudié l’organisation interne du Parti des Travailleurs ont fait appel aux typologies classiques d’étude des partis politiques – notamment aux concepts de parti de masses ou de parti de militants dans un premier temps, ou  bien plus récemment à ceux de parti d’électeurs ou même de parti catch-all. Ces analyses sont souvent restées limitées à ces grands schémas analytiques élaborés dans le contexte des démocraties européennes occidentales – et influencés par les modèles partisans produits dans ce contexte. Si ces recherches ont permis d’expliquer la genèse et l’évolution du PT dans le cadre de la récente démocratie brésilienne et d’avoir une vision comparatiste par rapport à d’autres partis et systèmes politiques, elles n’en ont pas moins privilégié les aspects morphologiques et souvent oublié des aspects essentiels, comme le « quotidien partisan » à proprement parler, les trajectoires sociales des partisans ou bien le « ‘liant’ invisible »6 qui associe des acteurs dans une coopération concurrentielle et qui permet son maintien durable.

8Dans cette thèse on a donc cherché à dépasser certaines limites souvent présentes dans les analyses consacrées au PT. Il convient de rappeler qu’à l’emprise des typologies en vogue sur les études organisationnelles concernant le PT s’ajoute une tension heuristique qui est transversale à la plupart des travaux consacrés à ce parti. De manière générale les différentes analyses ayant abordé l’histoire du Parti des Travailleurs, ses ressorts idéologiques ou bien l’application de son programme dans les municipalités sont traversées par une opposition normative entre, à un pôle, une vision téléologique qui tend à célébrer son originalité et son rôle dans la consolidation démocratique au Brésil et, à l’autre pôle, un point de vue plutôt pessimiste qui cherche à assimiler le PT aux partis « traditionnels » brésiliens. Cette opposition, qui s’explique en partie par la forte imbrication entre les milieux scientifique et politique au Brésil et les doubles positions occupées par les chercheurs brésiliens dans ces deux espaces, conduit à un tropisme normatif qui pose bien souvent des limites aux analyses produites sur le phénomène petista. Sans faire l’apologie d’un scientificisme aseptisé, et illusoire, l’analyse proposée ici a cherché à dépasser cette aporie à bien des égards réductrice. Pour ce faire, elle a  accordé une importance privilégiée au cadre empirique dans lequel le parti s’est constitué et aux processus concrets qui lui ont donné une forme spécifique, au détriment des visions globalisantes.

9Un défi théorique supplémentaire et implicite à l’analyse proposée concerne la tentative d’articuler une approche à la fois structurale – centrée sur les réseaux structurants et les dispositions qu’ils génèrent – et processuelle – qui accorde de l’importance aux facteurs ajoutés par le contexte – dans l’appréhension de ce parti politique. En ce sens, la dimension temporelle a acquis une importance clé dans ce travail, et le PT/DF a été analysé comme un espace de relations historiquement constitué. Cette attention accordée à la chronologie et à l’enchaînement d’événements et processus qui ont modelé continuellement le parti a fait apparaître l’institutionnalisation de l’organisation partisane comme produit des transformations plurielles opérées dans le temps. Pour saisir l’ampleur des transformations connues par le PT/DF, il a fallu resituer le parti dans les différents contextes temporels dans lesquels il a pris forme et s’est développé. La restitution de certains moments particuliers de la vie partisane (la fondation, les élections de 1994, l’arrivée au pouvoir, les conventions de 1999) a paru essentielle pour observer de près comment certains changements se sont produits concrètement. De même, le choix d’une approche plutôt « localisée »7 du phénomène petista a aidé à observer comment certaines transformations plus globales du politique, dans un contexte d’apparente démobilisation et de crise de la représentation, peuvent affecter concrètement un parti politique qui revendique la marque de parti de militants.

10Le cas du PT/DF nous a tout d’abord permis de revisiter le « paradigme petista » en tant que modèle « improbable » d’entrée en politique d’acteurs, qui par leurs faibles ressources sociales, sont illégitimes politiquement. Les résultats de l’enquête sur le terrain ont en effet permis de confirmer que le PT à Brasilia actualise dans un certain sens le paradoxe de l’engagement improbable des acteurs illégitimes : non seulement il compte sur d’importants taux d’adhésion en milieu populaire, auprès des populations fort affectées par la précarité de la question sociale mais produit en même temps des élus pas tout à fait « ordinaires », comme un employé de banque, un employé des transports urbains ou encore un vigilante. Sous ce prisme, il est possible de conclure que le PT/DF contrarie la « norme » dominante dans l’espace politique brésilien, selon laquelle les formations politiques résultent plutôt des scissions et des reconversions des élites politiques « traditionnelles »8. Et pourtant, on a vu que l’émergence de ce parti dans cette région repose, et tire sa légitimité, en grande mesure de l’action dominante de jeunes militants diplômés des classes moyennes. S’il ne s’agissait sans doute pas d’acteurs appartenant aux classes aisées, ces derniers étaient toutefois fortement pourvus en ressources scolaires et professionnelles. Le PT a développé au long de son histoire dans le DF une politique d’implantation importante auprès d’adhérents des classes moyennes stables et scolarisées de la région. De même, pour se légitimer sur la scène politique brasiliense,  ce parti n’a pas hésité à faire de plus en plus appel à des acteurs légitimés socialement par la détention de titres universitaires prestigieux9. Ainsi, sur le « strict » marché des éligibles petistas de Brasilia, le vigilante, l’employé des transports et le leader associatif de la périphérie pauvre cohabitent avec le médecin, l’ingénieur ou bien l’universitaire.

11Cet espace social peu homogène donne forme à un parti de travailleurs qui ne peut trouver sa cohésion dans une identité ou une culture ouvrière homogénéisante au sens plus classique, comme on peut le trouver dans le modèle communiste européen. Ce facteur n’est sans doute pas sans lien avec le fait que la cohérence et la capacité d’agrégation du petismo brasiliense reposent moins sur une identité idéologique unifiée que sur un engagement militant « pratique » de ses membres. Cette caractéristique, qui n’est pas spécifique du DF, fait que le militantisme et l’intense participation interne des militants figurent au cœur de l’institution petista.

12Dans ce parti caractérisé par une forte valorisation du militantisme, les ressources collectives accumulées par ses membres au long de leurs trajectoires militantes multipositionnelles constituent des sources primordiales pour la légitimation des acteurs placés à l’intérieur de l’organisation. Ainsi, au sein du PT/DF, la répartition de l’espace intra-partisan, la distribution du pouvoir interne et la composition du jeu de courants ont généralement dépendu des ressources militantes détenues par ses dirigeants.

13Le contexte très particulier de l’ascension au gouvernement du DF a sans aucun doute provoqué un tournant dans l’histoire du PT dans cette région. De fait, en posant la question des transformations du phénomène partisan dans le cas spécifique du PT/DF, cette thèse est confrontée directement aux problématiques liées à l’épreuve du pouvoir et à ses effets sur les rangs partisans. Dans le District Fédéral, le Parti des Travailleurs est mis à l’épreuve par l’expérience du pouvoir. Désormais, la mobilisation des ressources militantes déléguées par l’organisation partisane – ou par les organisations militantes qui lui sont contiguës – ne suffit plus pour expliquer la dynamique interne du PT/DF. La diversification des adhésions à ce parti, sur la base de liens partisans plutôt éclatés et individualisés, l’élargissement de l’espace de sociabilité que le parti compose, l’amplification des relations de pouvoir personnalistes, le déploiement des pratiques clientélaires aux marges de l’organisation sont autant de phénomènes qui ont caractérisé la période pendant laquelle le PT/DF a occupé le gouvernement du DF. S’il est possible d’affirmer que certains de ces phénomènes étaient apparus auparavant, ou bien qu’ils ont été longtemps en état de latence avant la période gouvernementale, cette période apparaît néanmoins comme le facteur catalyseur de l’enchaînement de ces processus, qui objectivent l’emprise d’une logique du pouvoir, centrée sur la conquête maximale de postes ou de bien d’autres rétributions générées par l’ascension au pouvoir.

14L’ampleur des transformations internes liées à l’ascension du PT/DF au pouvoir et le processus ambivalent d’association et de dissociation créé entre les espaces gouvernemental et partisan pendant cette période montrent l’importance d’une analyse des phénomènes partisans capable d’articuler l’étude des relations partisanes avec le contexte de l’exercice du pouvoir dans l’espace institutionnel. On rejoint ainsi la piste suggérée par Rémi Lefebvre10 à la suite de son étude sur le PS dans la municipalité de Roubaix, d’après laquelle il est nécessaire d’étendre les limites de l’objet partisan au niveau des institutions – municipale dans le cas précis de son terrain d’analyse – existant dans l’arène politique. En effet, les relations créées entre les petistas au gouvernement ont constitué un laboratoire précieux pour observer les transformations des pratiques – de recrutement notamment – qui constituent le parti.

15Les analyses déployées dans le corps de cette thèse confirment l’hypothèse de départ, selon laquelle le PT/DF a été fortement transformé par son expérience dans l’espace gouvernemental. Il a été également possible de conclure que si le parti a été en effet remodelé par l’épreuve du pouvoir, ce processus présente de nombreuses subtilités. L’avènement d’une logique de pouvoir dès lors décisive n’est guère assimilable à l’avènement d’une culture de gouvernement à part entière au sein du parti11. Les discontinuités et les recompositions mises en œuvre pendant la période gouvernementale dans le sens d’une rationalité tournée vers la compétition électorale, supposent des ambivalences qui ont composé un cadre relationnel tourmenté entre parti et gouvernement. Les efforts des acteurs occupant simultanément des positions à l’intérieur du parti et du gouvernement – les governistas ­– au sens de la production d’une culture de gouvernement se sont heurtés à de vives résistances dans les rangs militants du PT/DF. Comme on l’a vu dans le chapitre VIII, l’« imposition » du consensus de la gouvernabilité s’est faite aux dépens des crises partisanes successives, déclenchées aussi bien par les groupes militants les plus actifs, que par certains élus en quête de plus grandes rétributions gouvernementales.

16Un autre aspect à souligner, concerne la rencontre originale entre les militants petistas et une offre « abondante » de postes politiques rendue possible avec l’arrivée du parti au gouvernement, ce qui devait avoir des effets durables sur le petismo brasiliense. La professionnalisation, dès lors entamée, d’une fraction du militantisme petista conférerait un nouvel aspect au milieu militant de gauche du PT. De fait certains petistas, ont pu rentabiliser des ressources accumulées pendant le gouvernement (capital relationnel, savoir-faire administratif, etc.) au profit de reconversions professionnelles vers des nouvelles activités politiques liées à la politique (consultants, conseillers politiques ou dirigeants d’ONG). Il ont ainsi actualisé les interconnexions du milieu militant brasiliense sous la forme de « coopérations professionnelles ».

17Les multiples ambivalences connues par le parti pendant et après la période gouvernementale invitent à analyser les effets de l’épreuve du pouvoir avec précaution, en essayant de dépasser un point de vue causal qui aurait tendance à associer de façon étroite l’ascension au pouvoir et une mutation partisane généralisée ou une « dénaturation » du parti. L’espace hétérogène constitué par le PT/DF ne permet pas d’établir un tel lien ; on ne saurait en effet « oublier » tout un faisceau d’éléments de continuité qui ont traversé les changements organisationnels mis au jour par le parti. Ainsi, tout en ayant constaté par exemple, que le processus d’expansion des adhésions petistas à partir de 1995 allait de pair avec l’introduction des modalités d’inscription partisanes fort individualisées, voire clientélaires, on a également observé que ce phénomène a été circonscrit territorialement dans des secteurs bien particuliers de la configuration brasiliense – notamment les plus touchés par la précarité sociale. Ce mouvement « localisé » d’individuation du lien militant au sein du PT/DF est dans le même temps contré par une certaine capacité de l’organisation petista à régénérer du lien militant. Dans certains cas, des nouveaux petistas – inscrits à partir de 1995 – n’ayant pas de passé militant, entrés dans le PT par des voies « individuelles », à partir de cercles de sociabilité plutôt privés, et en ce sens peu disposés à un engagement proprement militant au sein du parti12, ont cependant développé par la suite un engagement pratique dans l’organisation. Cette capacité organisationnelle à faire tenir ensemble ses membres et à renouer le lien militant était repérable par bien d’autres indicateurs. Ainsi, on peut souligner la très faible défection militante observée dans l’échantillon d’adhérents étudié13. Dans le même sens, la politique d’évitement de véritables scissions partisanes – par une paradoxale « incitation au conflit », ou par l’attribution d’un droit de parole aux militants non-governistas dans les instances partisanes (chapitre VIII) – est apparue comme un outil de « renouement » des liens militants à l’intérieur du parti. De fait, malgré le rapport turbulent instauré entre une fraction du militantisme petista et le gouvernement, aucune dissidence significative ne s’est produite durant la période gouvernementale, ni dans les premières années qui ont suivi la défaite de 199814.

18Pour ces différentes raisons, il n’est guère possible d’associer le processus d’institutionnalisation du PT/DF en général, ni de son ascension au gouvernement du District Fédéral en particulier, avec un processus de « dilution » de son militantisme. On l’a remarqué, parallèlement à la diversification des enjeux partisans et des usages pluriels, et souvent privatifs, faits par les petistas de leur parti, le PT/DF a continué dans l’après-gouvernement à constituer un espace de forte sociabilité militante, susceptible d’intégrer les militants qui continuaient à y consacrer une partie essentielle de leur vie. L’épreuve du gouvernement et l’échec de la réélection ne provoquent pas une véritable « mutation génétique »15 et encore moins une « désagrégation » de la forme petista à Brasilia. Les résultats de cette recherche montrent qu’au milieu des recompositions plurielles dans le jeu de courants, dans les formes de légitimation des leaders ou bien d’affiliation des adhérents, actualisées par les petistas dans le sens d’une logique interne tournée vers le pouvoir, au début de l’année 2000, le PT/DF continuait à actualiser une logique militante centrée sur les pratiques militantes développées par ses membres et les ressources collectives accumulées au sein du parti et/ou dans le milieu militant brasiliense.

19***

20L’étude de l’espace interne du PT dans le District Fédéral a mis en perspective des questionnements divers qui méritent sans nul doute d’être approfondis. La diversité territoriale du PT, et l’autonomie relative du parti dans ses différentes circonscriptions, ne nous permettent pas de transposer les conclusions tirées ici aux différents contextes locaux dans lesquels ce parti s’est implanté. Il semble néanmoins possible de lancer des pistes analytiques susceptibles d’aider à comprendre certains processus en cours sur le plan national de l’organisation petista.

21Tout d’abord, placer la question de l’expérience de gouvernement au centre de l’analyse du phénomène petista pourrait permettre d’éclairer les tiraillements intra-partisans qui se produisent avec l’ascension de Lula à la Présidence de la République. Par ailleurs, considérer que les rétributions matérielles et symboliques générées par l’accès aux espaces de pouvoir institutionnel deviennent un élément significatif du lien partisan constitue une piste d’analyse à poursuivre à l’échelle nationale. Une autre perspective d’analyse concerne les recompositions des relations tissées entre le PT, les petistas multipositionnels, et les autres acteurs du milieu militant au Brésil. La professionnalisation et l’expansion des sphères d’action du militantisme partisan, syndical et associatif – dans l’espace institutionnel, entrepreneurial16 ou bien des ONG – et les enjeux spécifiques que ces processus peuvent supposer, semblent annoncer une reconfiguration du cadre relationnel construit par les différents acteurs de ce milieu militant.  

22Si le PT a connu une progression notable du nombre d’adhérents – il est aujourd’hui près de franchir la barrière d’un million d’adhérents dans le pays – il a aussi connu, au cours du premier mandat de Lula, la défection de certains de ses « intellectuels » fondateurs17 et la dissidence de certains groupes minoritaires qui avaient pourtant participé à sa fondation. Le relâchement des conditions d’adhésion au petismo d’une part, et l’« exit » de certains militants d’autre part, semblent constituer deux faces du processus de recomposition du petismo. Deux faces qui méritent d’être approfondies pour mieux comprendre les effets spécifiques de l’arrivée à l’exécutif fédéral sur les rangs militants du parti.

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Notes

1 Le phénomène est ainsi semblable à celui que le Parti Communiste Français évoque dans l’espace politique français. La forte présence ouvrière ainsi que le fait de viabiliser l’introduction de leaders ouvriers dans le contexte politique formel constituerait le principal trait distinctif du PCF. B. Pudal, Prendre parti : pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1989.
2 F. Sawicki, « La science politique et l’étude des partis politiques », Cahiers Français, n° 276, 1996, p. 53.
3 M. Offerlé, Les partis politiques, (1987), Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1997.
4 F. Sawicki, Les réseaux du Parti Socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, coll. Socio-histoires, 1997.
5 F. Sawicki, Les réseaux…, op. cit.
6 M. Offerlé, Les partis…, op. cit., p. 24-25.
7 Sur les « vertus » d’une approche localisée du phénomène partisan, voir F. Sawicki, « Questions de recherche : pour une analyse locale des partis politiques », Politix, n° 2, 1988, pp. 13-28.
8 O. Brasil de Lima Jr. Democracia e instituições no Brasil dos anos 80, São Paulo, Loyola, 1983.
9 Le choix de la candidature Buarque en 1994, la constitution, pendant le mandat petista au gouvernement du DF, d’une « élite gouvernante » hautement qualifiée dans le premier rang de l’administration et la marginalisation des membres de l’Articulation/UL (moins scolarisés) dans les espaces de pouvoir périphériques sont en ce sens révélateurs.
10 R. Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle : Roubaix (1982-1983) », Revue Française de Science Politique, n° 2, vol. 54, 2004, pp. 237-260.
11 Sur ce point on s’éloigne des conclusions obtenues par Rémi Lefebvre, qui dans le cas du PS à Roubaix, avait trouvé une forme partisane « saisie » par l’emprise de l’institution municipale. R. Lefebvre, « Le socialisme…, art. cit.
12 Comme cela a été montré dans le chapitre VII, les adhérents entrés dans le PT par des voies individuelles ont tendance  à ne pas s’investir significativement dans la vie militante, à ne pas participer aux collectifs internes du parti, entre autres indicateurs.
13 M.-H. Sá Vilas Boas, « Les mutations génétiques du Parti des Travailleurs à São Paulo », Actes du Ie Congrès du GIS/Réseau Amérique Latine, La Rochelle, 2005.
14 Les cas plutôt rares de situations plus extrêmes de conflit ayant impliqué la « désertion » de certains dirigeants ont été dilués sous la forme de conflits personnalisés, sans entraîner des défections collectives des groupes internes. Tel est le cas d’Hélio Doyle et Orlando Cariello qui à la suite de différends avec le gouverneur, dans des moments différents de la période gouvernementale, ont abandonné l’étiquette petista. Il est intéressant de noter que l’unique dissidence proprement collective connue par le PT/DF dans l’après-gouvernement n’a eu lieu qu’en 2005, pendant le mandat de Lula au gouvernement fédéral. À la suite des désaccords avec le haut échelon du gouvernement Lula, les membres brasilienses du courant Force Socialiste ont suivi la scission ouverte par ce courant sur le plan national pour rejoindre le PSOL (Parti Socialisme et Liberté) parti créé désormais sous l’initiative de la sénatrice et ancienne petista Heloísa Helena et d’autres « mécontents » du gouvernement Lula.
15 M.-H.  Sá Vilas Boas, « Les mutations génétiques du Parti des Travailleurs à São Paulo », Actes du Ie Congrès du GIS/Réseau Amérique Latine, La Rochelle, 2005.
16 On pense ici notamment à une certaine élite syndicale brésilienne – concentrée essentiellement à São Paulo – produite par le « nouveau syndicalisme » et fortement représentée dans la direction nationale du PT. Depuis quelques années, dans le cadre d’un changement progressif dans la politique syndicale de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), ces syndicalistes ont commencé à occuper des sièges dans les conseils d’administration des grandes sociétés des « fonds de pension ». Ces nouvelles positions occupées par ces acteurs tendent à subvertir sensiblement leur rapport à leurs organisations d’origine, le fonctionnement de ces organisations et notamment les enjeux des négociations menées entre ces différents acteurs collectifs. Intrigué par ce phénomène, le sociologue Francisco de Oliveira, un des anciens intellectuels du PT, suggère que les syndicalistes multipositionnels constituent une nouvelle classe sociale, développant des rapports de classe spécifiques, et surtout distincts de ceux déployés par les travailleurs salariés.  Si la critique de Francisco de Oliveira semble être quelque peu radicale, elle attire néanmoins l’attention sur l’importance des changements en cours actuellement dans le milieu militant brésilien. Soulignons enfin que ce sont des acteurs clés de cette génération de syndicalistes petistas, qui ont été directement touchés par les dénonciations de corruption liées au gouvernement Lula  Cf. F. de Oliveira, Crítica à razão dualista/O ornitorrinco, São Paulo, Boitempo, 2003.et, sur les changements au sein de la CUT, M. A. C. Jardim, « Nouvelles stratégies syndicales au Brésil: création et gestion de fonds de pension », communication au II℮ Congrès de l’AFS, Bordeaux, 2006.
17 Cf. B. Serrano, « Brésil : La fin de l’‘intellectuel organique’ ? Pourquoi les ‘théoriciens du PT’ quittent leur parti ? », La vie des idées, novembre 2004, pp.5-12. Rappelons notamment le cas de Francisco de Oliveira et Carlos Nelson Coutinho qui ont rejoint avec d’autres dissidents petista un nouveau parti, le Parti Socialisme et Liberté [PSOL].
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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniella de Castro Rocha, « Le Parti des Travailleurs à l’épreuve du pouvoir. Le PT dans le District Fédéral au Brésil (1980-2000) »Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Extraits de thèses, mis en ligne le 18 mars 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/nuevomundo/28152 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.28152

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