Ayiti kenbe rèd

Haïti tiend bon
Port-au-Prince

     Port-au-Prince : On a de suite l’impression que la vie ne s’arrête jamais, que le mouvement perpétuel des voitures, des passants, des tap tap, des chiens errants et des marchands ambulants se déroule en une longue et incessante danse où la vie joue à cache-cache avec les humains. Cette impression persiste même lorsque le mouvement semble cesser, elle demeure dans la pose faussement tranquille du commerçant affalé derrière son étal mais sensible au moindre signe d’intérêt d’un passant, prêt à défendre sa position au moindre soupçon d’invasion de son territoire par un autre négoce ou par un chauffeur garant son véhicule trop près de sa marchandise. Elle se sent dans les gestes en apparence nonchalants du marchand de charbon de bois qui pousse sa brouette, trop soucieux de survivre pour se préoccuper de l’état dénudé des mornes et d’écologie.
Port-au-Prince s’étire sous le soleil, s’ébroue, s’adoucit ou panique sous la pluie mais ne s’endort pas le jour.
Ses bouquinistes étalent leurs livres dans un accoutrement insolite où l’œil du lecteur averti trouve son bonheur enfoui entre un manuel scolaire écorné et un code  de police routière du Québec atterri ici après un parcours compliqué dans un conteneur plein d’objets de bonne volonté.
Les jours d’école, les enfants gouvernent la ville sans le savoir. On les voit partout. Le matin, courbés sous le poids des cartables d’écoliers qui laissent deviner trop de leçons, trop de taloches et trop de soucis. Le soir, les pas plus guillerets, la silhouette plus mutine. Ils imposent leur rythme aux véhicules, la circulation s’entortille selon les heures d’ouverture et de fermeture des établissements scolaires, se contorsionne pour laisser passer le flot de filles et de garçons, uniformes quadrillés pour certains, jupes plissées pour d’autres, chaussettes blanches et cheveux tressés. Mais on voit aussi des gamins pieds nus, yeux hagards ou défiants, mains tendues ou baladeuses, bravant la rue alors que sonne la classe. De temps à autre jaillit un rire.  Persistant, irrésistible, ironique et brave, une seconde précieuse, il réunit adultes et gamins, conducteurs et piétons.
La vie est là, tumultueuse certes mais avec des temps de pause. Autour d’un mur où les yeux s’attardent devant une fresque, le graffiti ou l’affiche insolite, magnifique ou hideuse, mais impossible à rater. Près de l’enseigne qui fait sourire par son amalgame de couleurs, de mots, de fautes d’orthographes, de bataclan offert à tout venant. Coincée dans un tap tap avec des voyageurs qui, le temps d’un trajet, partagent leurs petites joies du matin.
Aux heures de pointe, la circulation se transforme en monstres ayant ses propres fantaisies, ralentissant sans crier gare, s’arrêtant soudainement pour un pneu crevé ou une banale panne d’essence au beau milieu de la chaussée. Les soupirs, les injures, les rires éclatent. Cinq minutes après, plus rien ne subsiste de la crise et les véhicules continuent leur long cortège sur les artères fréquentées. Les plus audacieux ou impatients se frayent des chemins détournés, bravant piétons et motards, pour se retrouver pris dans un autre engrenage provoqué sans doute par une autre panne d’essence malvenue.
L’après-midi du 12 janvier 2010 a laissé des traces qui lentement, se sont incorporées au chaos déjà existant. Les passants évitent les ruines et les débris ; seuls des commentaires fatalistes ou ironiques laissent filtrer des morceaux de peine trop grands pour être facilement masqués. Certaines avenues prennent un aspect désolant et abandonné qui les rend méconnaissables. Un bâtiment universitaire encore debout mais dont la posture rigide cache trop de dégâts pour lui permettre de recevoir des étudiants se tient solitaire et inoccupé. Les immeubles détruits ou effondrés font partie du vide qui a pris place un peu partout. Des creux, petits ou grands, rappellent la catastrophe. La ville les contourne, impatiente ou indolente selon son heure.
Les tentes s’agglutinent les unes contre les autres. Elles confèrent au paysage une atmosphère d’après-guerre, malgré les pulsations de vie qui s’en dégagent : relents de nourriture, odeurs humaines, voix d’enfants. Leurs occupations quotidiennes réunissent les résidants : faire la queue pour la collecte d’eau potable et la distribution de kits de premiers soins ou de biscuits vitaminés. Des vies prises en suspens entre marasme économique permanent et catastrophes naturelles.
Une maison gingerbread dont les dentelles de bois demeurent élégantes et fines malgré les années d’abandon et de manque d’entretien se tient debout, digne et insensible au va et vient des passants aussi indifférents qu’elle d’ailleurs. Pas vraiment affectée par le séisme, elle offre à tous l’image de ses encadrements béants et de ses toits en pente, souvenir aujourd’hui délabré d’une architecture adaptée et soucieuse de l’environnement. 
Vue d’en haut, la ville donne l’image d’un immense enchevêtrement de toits imbriqués les uns aux autres. C’est une proximité qui n’implique pas nécessairement l’esprit d’appartenance. Les querelles éclatent pour un rien, autour du seau à remplir, du trottoir à nettoyer. Le quartier s’est enflé, jusqu’à l’éclatement de ses rues, de ses impasses, de ses corridors, tout espace habitable ou non est habité. Il n’est plus le quartier d’avant, avec ses « bonjour voisin, bonjour voisine, comment s’est passée la nuit ? Il s’est armé de barbelés, de portails géants et de chiens de garde. Mais de temps à autre, des occasions spéciales réunissent les voisins, une naissance, un décès, un mariage, un accident, ou tout simplement un match de foot avec ses cris de jubilation ou de défaite, ses querelles interminables autour d’un but contesté. Et les maisons se resserrent un peu, la fraternité du rire ou des larmes l’emporte sur le poids du quotidien trop lourd.